PAR MICHELINE PACE
« Les vérités sont des fruits qui ne doivent être cueillis que bien mûrs » (Voltaire)
À deux enjambées de Genève, en France voisine, le Château de Voltaire rouvre ses portes pour le plus grand plaisir du public après plus de deux ans d’une restauration de fond en comble dont les détails ne manquent pas de piquant, à l’instar de l’esprit de son auteur.
Tour à tour urbaniste, architecte, jardinier industriel, homme de théâtre, essayiste et écrivain engagé dont les combats résonnent avec force encore de nos jours, Voltaire y développe le cadre d’une cité idéale restituée par les objets qui animent l’imposante et élégante bâtisse. On y découvre son lit complètement tapissé selon le modèle initial sauf la couleur passée du bleu au vert pour mieux se (con)fondre avec le décor à l’aide des outils technologiques de truchement innovants de première facture, dont l’installation d’un ascenseur pour personnes à mobilité réduite. Environ 9 millions auront contribué à faire revivre ce haut lieu des Lumières et lieu de mémoire au 19e s. où tous les grands esprits se sont rencontrés pour refaire le monde et deviser sur tous les thèmes courants. En atteste le beau tableau de Madame du Châtelet (à qui on doit la première traduction anglais-français l’œuvre de Newton, Principiae Mathematica, à une époque où la langue de Molière revêtait un statut international et diplomatique) trônant dans une pièce centrale à qui le philosophe vouait une admiration et une affection sans borne.
La commune qui porte son nom – Ferney-Voltaire – peut s’enorgueillir de son nouveau joyau au moment coïncidant par un hasard du calendrier avec la commémoration du 240e anniversaire de la mort de l’homme au savoir encyclopédique (30 mai 1778). L’événement marque de son empreinte l’année européenne du patrimoine culturel 2018 inscrite dans la tradition du dialogue interculturel (voire interdisciplinaire, devrait-on préciser aujourd’hui).
L’apport patrimonial du Traité sur la Tolérance (inspiré par la triste affaire Calas où un père de famille se vit torturé à mort, subissant l’innommable supplice de la roue, suite à un vraisemblable suicide de son fils, dont le corps inerte fut trouvé pendu) souffle sur tout l’agencement jusqu’au parc adjacent en prolongement de la citadelle ; le jardin à l’italienne (modèle importé deux siècles auparavant, à la Renaissance) devenu « jardin français » partout où il a ensuite été exporté illustre la concomitance d’arts et de technologies scientifiques. Une vue imprenable plonge le regard du visiteur sur le Lac Léman … jusqu’à la petite église citant son nom, déplacée à son époque car elle lui bouchait la vue.
Au temps où le religieux dictait sa loi en régnant sur tous les pans de vie en société et même le politique, et à plus forte raison, le judiciaire, justifiant les pires horreurs autant que la tyrannie du pouvoir public en place, la bibliothèque aux 6000 volumes dans laquelle Voltaire aimait cultiver son jardin exhale toujours l’atmosphère du siècle des Lumières (aussi nommé non sans raison « siècle des philosophes ») avec son aménagement en salle à manger où l’on devine les convives venus de toute l’Europe converser librement; sa fascination de l’horlogerie inscrite dans une vitrine du manoir – certainement due à son court et peu heureux séjour en Suisse, dans la cité de Calvin où il inventa le terme de cache-pictet – le fit engager sur sa fortune personnelle plus de 600 horlogers provenant essentiellement de l’autre côté de la frontière, ce qui entraîna un indéniable essor économique pour la région.
À sa mort, sa nièce et compagne, Madame Denis, évoquée par son salon et sa chambre avec son alcôve remise à l’identique, hérita des biens du philosophe-patron … C’est à cet instant que se produisit un événement de taille qui coopéra de manière significative à sauver le capital voltairien : Catherine la Grande, Impératrice de Russie et lectrice enflammée de ses œuvres, correspondant avec l’auteur depuis 15 ans, entreprit de racheta toute la bibliothèque pour une somme fort rondelette, utile à la conservation de la bâtisse ; de surcroît, la maquette et les échantillons des textiles originels préservés à Saint-Petersbourg ratifient une rétrocession des plus fidèles de l’agencement d’antan.
Comme un dernier pied de nez à l’histoire, l’expressive statue de Voltaire posant devant la porte principale fait face à celle de son ennemi juré, Rousseau, décédé la même année que lui.
Le parcours de visite ainsi entièrement métamorphosé entraîne le promeneur sur les pas de la vie et de l’œuvre de Voltaire exilé dans l’enclos durant ses 20 dernières années sentant sous ses pieds les bases d’une nouvelle ère qui s’est ouverte et dure jusqu’à nos jours en nous rappelant plus que jamais que le cynisme n’efface pas la corruption due à l’abus de pouvoir et qu’une rhétorique à rebours ne doit pas servir pas à enfumer ou écraser le citoyen éclairé.
Après avoir passé de mains en mains, l’ « Auberge de l’Europe » est racheté par l’Etat français en 1999 en tant que Monument historique classé comme tel en 1958. La ré-enchantement du lieu ravira quotidiennement tout badaud (de 10h à 17h d’octobre à mars et de 10h à 18 h d’avril à septembre). Un fleuron du Département de l’AIN à redécouvrir sans modération ! Nul doute qu’il deviendra non seulement un lieu de mémoire mais également un centre d’arts vivants …